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Peggy a enfilé une combinaison de caoutchouc noir, classique, le modèle recommandé si l’on veut éviter d’attirer l’attention des requins qui sont nombreux dans ces eaux. Les couleurs vives – affectionnées par les plongeurs amateurs – sont repérées de très loin par les squales, et la jeune femme préfère éviter ce type de rencontre.

« On ne voit jamais venir un requin, lui a seriné son instructeur. C’est un principe de base. Une seconde avant l’attaque, il n’était pas là, tout paraissait tranquille. Une seconde après, il est déjà reparti en emportant ton bras ou ta jambe. Tu as à peine eu le temps de le voir passer. Le requin sort du néant et y retourne aussitôt, c’est pour cette raison que tous les systèmes de défense qu’on a pu inventer à ce jour ne servent à rien, ou presque, car ils présupposent que tu as eu le temps de repérer la bête, et de la mettre en joue, or ça ne se passe jamais de cette façon. Les seuls requins qu’on peut voir sont justement ceux qui ne vous attaquent pas. Le requin tueur, lui, t’a repéré bien avant que tu ne perçoives son approche. Il a tout calculé dans son ordinateur de plongée : l’angle d’attaque, la vitesse. Il ne fera qu’un passage, un seul, mais il arrachera le maximum de viande. Les scientifiques parlent de prélèvement tissulaire massif… Prélèvement tissulaire, mon cul ! Il te bouffe, oui ! Le requin attaquant est un fantôme. Il se matérialise et s’évapore en un clin d’œil. Il n’a peur de rien, il n’éprouve aucune douleur. Les tripes à l’air, il se bat encore. Il n’a aucun sentiment. C’est le plus débile et le plus dangereux des prédateurs qui rôdent le long de nos côtes. »

Peggy a jeté l’ancre pour immobiliser le canot. Elle crache dans son masque, le rince à l’eau de mer. Le soleil chauffe la combinaison de Néoprène d’une manière insupportable et elle a hâte de s’immerger. Elle harnache la bouteille d’air comprimé sur son dos. Les outils sont dans un sac qui va lui servir de lest. Des cormorans décrivent des cercles au-dessus de sa tête, espérant quelque nourriture. Elle hésite à se mettre à l’eau. Encore une fois, elle inspecte l’horizon, la plage, les vagues… Elle a l’impression d’être seule, mais ça ne veut rien dire. Elle se méfie des types de l’EAC qui s’acharnent sur elle depuis plusieurs semaines, avec l’espoir de la faire craquer. Comme tous les gens qui n’ont plus rien à perdre, ils n’hésitent jamais à aller trop loin. La dernière fois, pendant qu’elle nageait à trois mètres de profondeur, ils se sont servis d’un lanceur à air comprimé (un outil qui sert d’ordinaire à expédier les grappins d’un navire à l’autre) pour catapulter, depuis la plage, une poche de sang à transfusion volée dans les réserves d’un quelconque hôpital. Projeté dans les airs par le gaz s’échappant du canon, le sachet a décrit une courbe au-dessus de la mer avant d’éclater en touchant les vagues. Aussitôt le sang s’est répandu, véritable signal d’alarme pour tous les squales des environs. Quand on sait qu’un requin est capable de détecter l’odeur d’une goutte d’hémoglobine dans plusieurs tonnes d’eau salée, il est facile de comprendre que le contenu du sachet crevé devait émettre à l’intention des prédateurs des environs un signal comparable à celui de dix sirènes d’usine mugissant au milieu de la nuit dans une ville endormie. Peggy est remontée en catastrophe, les intestins liquéfiés par la peur. Si elle s’était trouvée plus bas, occupée à travailler sur l’épave, elle n’aurait pas vu la tache sombre se répandre au-dessus de sa tête…

Une fois dans le canot, elle a récupéré le sachet crevé flottant à la crête des vagues. L’étiquette lui a permis de voir que le sang utilisé était de son groupe. O. Coïncidence ou avertissement ironique ? Ce serait bien là un trait d’humour digne de Larker Boyett. Une sale blague qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques. Mortelles.

Aujourd’hui, elle hésite à plonger. Le vent est tombé et le soleil chauffe le caoutchouc de la combinaison au-delà du supportable. La jeune femme étouffe. Elle scrute la ligne de végétation bordant la plage. Sont-ils là, embusqués derrière les gumbo-limbos avec leur catapulte ? Elle décide de se mettre à l’eau. Elle maudit Brandon, son amant. S’il était là, il pourrait monter la garde dans le bateau et l’avertir au moindre danger ; mais Brandon a disparu depuis trois jours. Il est coutumier de ces fugues. Quand il réapparaît, il ne faut surtout pas s’aviser de lui poser la moindre question ou jouer à la femelle jalouse, ce serait le pousser à repartir aussitôt.

Peggy se laisse couler au sein de la masse bleue luminescente où le soleil se dilue en coulées irisées, en arc-en-ciel liquide. Le poids des outils l’entraîne vers le fond. Elle ne peut s’empêcher de scruter l’océan autour d’elle, mais la visibilité est réduite à une dizaine de brasses. C’est trop peu pour avoir le temps de repérer un squale en approche rapide. Leur peau est un camouflage parfait.

« On raconte qu’ils attaquent les hommes par méprise, parce qu’ils les prennent pour des phoques ou des tortues, lui a dit son instructeur Paddy Devereaux, un Conch pur jus, dont la famille a toujours habité les Keys. Mais c’est de la merde en barre. Moi j’affirme qu’ils préfèrent la chair humaine à celle des phoques, et qu’ils savent très bien faire la différence. »

Peggy ne sait pas ce qu’elle doit croire. Dès qu’on aborde le sujet des requins, deux clans se forment, aussi hystériques l’un que l’autre : celui des amis de la nature qui vous explique que le requin est une bête merveilleuse, sensible, aimante ; et l’autre, qui voit en lui une incarnation du diable ou du grand Léviathan mentionné dans les Écritures.

Quant aux psychiatres, ils discernent dans la terreur inspirée par ce prédateur une crainte symbolique du vagin…

Peggy songe à tout cela tandis qu’elle coule vers le fond. Il y a peu de végétation à cet endroit. Le sable est d’une blancheur neigeuse, on dirait de la cendre. Si on commet l’erreur de le frôler du bout des palmes, il s’élève et trouble l’eau tant il est pulvérulent.

Les Keys attirent une foule de plongeurs du dimanche à l’imagination enfiévrée par les récits des chasseurs de trésors professionnels. Fisher et les lingots d’or espagnols de l’Atocha ne cessent d’éveiller de nouvelles vocations. Tous veulent visiter des épaves, découvrir des merveilles sous-marines inédites. On ne sait plus que faire pour contenter ces hommes-grenouilles jamais rassasiés. Une statue du Christ a été immergée non loin d’un récif de corail. Parfois, un prêtre équipé d’un masque et d’un bi-pack d’air comprime vient dire la messe au pied de la sculpture, au milieu des poissons, pour un public de vacanciers enthousiastes. Il a même célébré plusieurs mariages dans ces conditions très particulières. Heureusement, aucun requin tigre ne s’est encore invité à la noce !

Elle bat doucement des palmes. L’épave est enracinée à 100 pieds de profondeur, ce qui autorise une plongée de 25 minutes sans aucune nécessité d’observer des paliers à la remontée. Ce détail est important car les touristes, impatients, respectent rarement les pauses lors du retour. Les jeunes s’ennuient et filent vers la surface d’un coup de reins, incapables de comprendre que l’azote contenu dans leur sang est en train de se changer en grosses bulles qui provoqueront une embolie dès qu’ils auront fait surface. Lorsqu’elle explique ces principes de base, au moment de la plongée, personne ne l’écoute. Planter l’épave à 180 pieds aurait été beaucoup plus impressionnant, car le décor de roches volcaniques déchiquetées l’aurait mise en valeur, ajoutant à l’aspect mystérieux de sa structure.

— C’est trop risqué, a-t-elle affirmé à Brandon. À 180 pieds, si l’on veut remonter sans palier, on est obligé de rester seulement 5 minutes au fond. Vu le prix qu’on réclame, ils crieront à l’arnaque. Pour une balade d’une demi-heure, il faut compter 4 paliers pendant lesquels il leur faudra faire du surplace cramponnés à une corde étalonnée : 6 minutes de pause à 9 mètres, 17 minutes à 6 mètres, 27 minutes à 3 mètres. Ça représente une remontée de 50 minutes. C’est trop long, ils vont s’ennuyer. Il s’en trouvera toujours un pour nous fausser compagnie.

— C’est vrai, a admis Brandon. Mais une demi-heure sans bouger c’est chiant.

— C’est le prix à payer pour ne pas se retrouver avec des bulles de gaz dans le cerveau et devenir aphasique, lui a rétorqué Peggy sans cacher son irritation.

Brandon a 25 ans, elle en a 31. Parfois elle a l’impression d’être sa mère. Elle espère qu’il n’éprouve pas la même chose.

De toute manière il était difficile d’aller plus profond ; le paysage sous-marin se dégrade vite, contrairement à l’image qu’en donnent les documentaires filmés. Le spectre solaire s’appauvrit au fur et à mesure qu’on descend. Les couleurs s’évanouissent. Le rouge disparaît dès 2 mètres, le jaune à 15. Ne subsistent plus alors que le vert et le bleu. À 60 mètres il fait déjà très froid, l’eau est « immobile », le mouvement des vagues inexistant. À partir de 100 mètres c’est l’angoisse, le vestibule de la grande nuit des abîmes, les territoires crépusculaires. La lumière devient si faible qu’on se croirait éclairé par la flamme d’un briquet.

« Ce serait comme d’explorer une cathédrale par une nuit sans lune à la lueur d’une allumette ! » explique-t-elle aux vacanciers qui lui reprochent de ne pas plonger assez bas.

Elle a bien des soucis avec les groupes de touristes. L’accumulation des bulles d’air qui s’échappent des embouts, par exemple. Les requins sont de grands insuffisants respiratoires. Leur système de ventilation est trop rudimentaire pour leur énorme carcasse et ils ont tendance à se jeter avidement sur tout supplément d’oxygène. Un nuage de bulles représente pour eux une invitation à un festin.

Et puis il y a les filles qui plongent lorsqu’elles ont leurs règles. Les hommes-grenouilles professionnels prétendent que les squales repèrent les Tampax à dix kilomètres à la ronde. Encore une fois, Peggy n’a jamais pu déterminer s’il s’agissait d’une légende inspirée par la misogynie du milieu, mais elle ne veut prendre aucun risque. Or il est très délicat d’expliquer à une jeune femme qui a dépensé beaucoup d’argent pour venir passer ses vacances à Key West qu’elle sera privée de plongée tant qu’elle n’en aura pas fini avec ses « petites affaires ». Elle doit également débouter les femmes enceintes à cause des risques de formation de bulles d’azote à l’intérieur du placenta, et du danger d’avortement que cet accident implique.

Le massif corallien est infesté de requins pointes noires, assez agressifs. La plupart du temps ils ne mesurent pas plus de 60 centimètres, mais il en est qui atteignent les 2 mètres. Heureusement, on les voit assez peu.

Tout à coup, l’épave jaillit du brouillard liquide, son étrave dressée au-dessus du récif de corail, ses flancs couverts de concrétions marines. Peggy constate avec une certaine satisfaction qu’elle a fière allure. Il faut y regarder à deux fois pour se rendre compte qu’il s’agit d’une supercherie. Le bateau est en réalité un décor imputrescible en polymère. Une masse imposante qui ne pèse presque rien. Il faisait partie des objets d’ornementation sous-marine que son ancien patron, Dex Mullaby, implantait jadis sous la mer à l’intention des touristes.

— C’était mon boulot, a-t-elle expliqué à Brandon lorsqu’ils ont décidé de se lancer dans l’aventure. Je dessinais en quelque sorte des nains de jardin pour hommes-grenouilles. Des nains de jardin sous-marins.

— Quoi ? a marmonné le jeune homme. J’y comprends rien.

— Des décors, a dû gloser la jeune femme. Comme ceux qu’on met dans les aquariums, mais en beaucoup plus grand. Dex fabriquait ça à taille réelle, ou presque. De faux galions pirates, des ovnis échoués, des capsules spatiales englouties. Ensuite il allait les immerger dans les récifs et organisait des visites sous-marines. Les touristes adoraient. Mon boulot c’était de concevoir les plans sur ordinateur, de définir le prix de revient.

Quand Dex Mullaby est mort d’un infarctus, l’année dernière, Peggy a racheté la dernière attraction sortie de son imagination : le yacht pétrifié. Une épave impressionnante, dans le style début de siècle, avec des bordées de bois et un accastillage en cuivre. En réalité, tout est en plastique, même les pseudo-concrétions qui recouvrent le navire englouti, mais dans le brouillard des fonds marins il n’est guère possible de s’en rendre compte. Par les hublots des flancs, on peut lorgner l’intérieur du bâtiment, notamment ce que Peggy appelle « la salle de bal ». Dex a eu cette idée en visitant les ruines de Pompéi, une ville de l’Antiquité ravagée par un volcan, quelque part en Italie. Il en avait ramené des photographies un peu morbides représentant des gens momifiés par la lave ou les pluies de cendre. L’une d’entre elles montrait un couple en train de faire l’amour.

— Bordel ! a-t-il déclaré avec son habituelle élégance, tu te rends compte ? Ils étaient en train de baiser et la cendre les a statufiés en plein orgasme. Génial, non ? C’est une idée pour nous, ça. Faut l’exploiter. Je vois bien un truc sous-marin dans le même genre. Un paquebot style Titanic, mais planté dans la vase à quelques brasses d’un volcan éteint. Tu me suis ? Tous les passagers ont été pétrifiés au moment du naufrage, au beau milieu de leurs activités. Il y a ceux qui dansent dans la salle de bal, et puis dans les cabines, ceux qui se disputent, se flanquent des baffes… ou qui baisent. Ou encore un voleur qui en profite pour piquer des bijoux. Enfin, plein de petites histoires, des trucs qu’on lorgnerait par les hublots comme par un trou de serrure. Des morts statufiés en plein mouvement. Des trucs sordides – l’orgie des matelots à fond de cale – et des scènes romantiques : le baiser à la proue du bateau, les deux amants statufiés pour l’éternité. Je le sens bien, ça, bébé ! On fera plonger les touristes à la verticale de l’épave, en leur serinant plein de recommandations bidons : pas touche au rafiot, risques de pétrification, on regarde seulement. On lorgne. Le côté voyeur ça marche toujours. Faut simplement tenir la balance entre les deux, du sexe pour les mecs, du sentimental pour les nanas. Tu vas travailler là-dessus. Dessine le bateau, les décors, tout ça très riche, croisière de milliardaires. Et fignole les mannequins, pétrifiés mais pas trop, qu’on distingue bien les détails des habits, des bijoux.

Il était très excité. Le projet fut intitulé « Le Cimetière marin ». Tout serait moulé dans un plastique léger teinté dans la masse selon une technique que les studios cinématographiques utilisaient pour les effets spéciaux. En plein air, sous le soleil, les artefacts ainsi obtenus ne faisaient guère illusion, mais il en allait différemment sous l’eau, où l’œil humain perçoit les choses de façon distordue, à travers un voile de vase en suspension, et dans une lumière avare.

Il avait fallu abandonner l’idée du paquebot pour se contenter d’un simple yacht, car les coûts de construction s’étaient révélés trop élevés. Peggy avait fait du beau travail, et le décor qu’elle avait brossé faisait vraiment son effet. Le yacht fantôme sortait à peine des ateliers quand Dex avait été foudroyé au milieu d’une partie de tennis sur un court de Miami Beach.

— Il utilisait trop de poppers, marmonna un ami lors de son incinération. Le nitrite d’amyle lui a bouffé le cœur.

Pour payer les créanciers, le matériel de l’entreprise fut mis aux enchères. Au terme d’une nuit blanche passée à peser le pour et le contre, Peggy décida de vider son compte épargne pour acheter le yacht pétrifié, et d’exploiter elle-même l’attraction.

Le sort lui a été favorable. Contrairement à ce qu’elle redoutait, aucun propriétaire de manège forain ne s’est présenté à la vente publique, ce qui lui a permis d’acquérir le yacht au prix plancher. En attendant d’obtenir les autorisations d’immersion, elle a dû le parquer dans son jardin, sous des bâches pour le protéger du soleil. Elle a vécu deux mois d’angoisse, guettant les bulletins météo, tremblant qu’ils n’annoncent l’arrivée d’un cyclone.

— Si une tornade s’amène, expliqua-t-elle à Brandon, elle aspirera le bateau dans les airs et nous perdrons tout.

Mais elle a eu de la chance, et ils ont pu enfin amarrer « l’épave » par 100 pieds de fond. Avant chaque visite, elle vient vérifier les câbles dissimulés qui maintiennent la structure en place car le yacht est léger et pourrait remonter à la surface, ce qui ne ferait pas très sérieux.

Ce n’est pas un mauvais placement. Dex avait vu juste. L’aspect voyeur de l’attraction attire de nombreux touristes. Au début elle a eu peur qu’ils réagissent mal, qu’ils l’accusent de fumisterie, mais elle n’a pas tardé à se rendre compte qu’ils avaient envie d’y croire et qu’ils abandonnaient tout sens critique dès qu’ils approchaient du récif. Il faut dire que le discours de Peggy est au point. Juste avant de plonger, elle leur répète :

— Faites bien attention, l’épave est instable. Elle est très exactement couchée sur une faille de l’écorce terrestre. Une faille volcanique. Il suffirait d’un rien pour qu’elle glisse dans cette lézarde. C’est pourquoi je vous demanderai de ne pas la toucher. Si elle basculait dans le gouffre, nous serions aspirés à sa suite par l’effet de succion. Regardez, c’est tout.

Cet avertissement agit sur les plongeurs du dimanche à la manière d’un aiguillon. Leur excitation monte en flèche car ils se voient, dès lors, comme d’intrépides aventuriers.

Sont-ils réellement dupes ? Elle n’en sait rien. Quoi qu’il en soit, elle n’a jamais enregistré de plaintes. Les femmes, les jeunes filles, sont souvent émues lorsqu’elles reviennent à la surface. Les hommes ont fait de nombreuses photos, principalement de la cabine où gisent les amants statufiés. Lorsqu’elle prend les inscriptions, Peggy a toujours soin de préciser que cette promenade ne s’adresse pas aux enfants, et qu’elle risque de choquer les âmes sensibles.

— Plus tu prendras de précautions, plus ça les émoustillera ! lui avait dit Dex Mullaby.

Elle a pu vérifier, une fois de plus, qu’il avait raison.

 

*

 

Elle se propulse à lents coups de palme. Toutes ses économies sont là, sous ses yeux, dans la brume liquide et bleuâtre du fond. Quand elle arrive à la tête d’un groupe de touristes, elle n’oublie pas de remuer subrepticement la vase, pour diminuer la visibilité et accroître l’atmosphère angoissante qui se dégage de l’épave couchée sur bâbord. Avec le temps, elle a finalement décidé de se débarrasser du couple qui s’embrassait à la proue du navire, car elle ne le trouvait pas crédible. De plus, en dépit de ses avertissements, les plongeurs ne pouvaient s’empêcher de le toucher. Aujourd’hui, les touristes doivent se contenter de se presser autour des hublots pour lorgner les scènes à l’intérieur des cabines, ou de la salle de bal. Les grandes poupées blanches, « pétrifiées », sont assez effrayantes, il faut l’avouer, surtout lorsqu’on fait courir sur elles la lumière d’une torche électrique. Il y a le bal, avec ses danseurs figés, dont on devine encore les costumes et les bijoux, les mains du pianiste soudées par le calcaire aux touches de son instrument, et les poissons, bien sûr, qui vont et viennent entre les statues, s’immiscent entre les visages. Peggy a beau savoir qu’elle se trouve en face d’une supercherie, elle ne peut s’empêcher d’éprouver une légère inquiétude tant la mise en scène est réaliste. Les effets de distorsion du milieu liquide – grossissement 1/3, raccourcissement des distances 1/4 – ajoutent à l’étrangeté du tableau.

Tous ces objets pétrifiés – les tentures, les draps des couchettes, les vêtements, le couple qui fait l’amour, le petit chat qui joue avec un bouchon de champagne, les petits amoureux qui se tiennent les mains, les matelots qui boivent du rhum au goulot et rient à gorge déployée – à la surface, sous le soleil de Floride, ne faisaient guère illusion, il faut bien l’avouer ! Il suffisait de s’en approcher pour découvrir qu’on était en présence d’un décor de film d’épouvante. Mais ici ils deviennent différents… étrangement convaincants.

 

Peggy entreprend de longer la coque afin de vérifier l’état des amarres plantées dans le récif de corail. Elle a posé le minimum de fixations pour rester discrète. Elle vérifie que le sac lesté est toujours en place au creux des pierres. Il contient des cartouches d’acétate de cuivre et de teinture noire, un mélange dont on équipe les life jacket shark chaser, les gilets mis au point par l’US Navy pour les pilotes, en cas de crash en haute mer. Elle s’est également procuré ce produit synthétique qui, paraît-il, aurait le goût et l’odeur de la chair de requin pourrie, et qui effraierait les squales. Elle n’ignore pas cependant que la Navy, après y avoir englouti des millions de dollars, a récemment décidé de ne plus mettre un cent dans la recherche du produit miraculeux et mythique qui tiendra enfin les requins à distance. À ce jour, on n’est pas encore parvenu à mettre au point un répulsif véritablement efficace. Il n’y a pas de règles, pas de constantes, ce qui met en fuite un requin laisse son compagnon de chasse indifférent. Les spécialistes ont dû se résoudre à avouer qu’ils n’y comprenaient rien.

Mais Peggy ne veut rien laisser au hasard. Jusqu’à présent elle a eu la chance de ne subir aucune attaque. Avant le passage d’un groupe, elle fait un « lâcher » d’acétate de cuivre sur le périmètre de l’épave. Elle sacrifie à ce rite davantage par conscience professionnelle que par conviction. Elle sait qu’il n’existe aucune arme efficace contre les requins à part les champs électriques agissant par électronarcose, trop compliqués et trop chers à installer. Pour se rassurer, elle emporte un fusil-harpon de calibre 12 qui tire des balles de CO2 comprimé. Lorsque le projectile pénètre dans le corps du squale, il libère son gaz, contraignant l’animal à remonter en catastrophe, telle une bouée subitement gonflée, mais là encore l’utilité du gadget reste à démontrer, car la résistance de l’eau affaiblit considérablement la puissance de pénétration du projectile, si bien que la balle reste fichée dans l’épiderme de la bête sans jamais toucher les organes profonds et évacue sa charge gazeuse à l’extérieur.

Il faut dire que la peau du requin est comparable à de la toile émeri, hérissée de denticules ; elle transforme le plongeur en écorché vif rien qu’en l’effleurant. Pour l’utiliser en tant que cuir, il faut d’abord la poncer.

Peggy n’aime pas songer à tout cela lorsqu’elle est sous l’eau, mais son cerveau tourne en roue libre, et elle ne peut s’en empêcher.

Dès qu’elle a vérifié l’amarrage, elle allume une grosse lampe et inspecte l’intérieur du bâtiment par les hublots. Il ne faudrait pas que les statues se détachent de leur socle et se mettent à flotter dans les cabines, révélant du même coup qu’elles sont creuses !

Elle a prévu un système de fixation à base de vis qui permet de récupérer la figurine pour la ramener à l’atelier en cas d’avarie. Cela ne s’est jamais produit, mais il faut tout envisager, surtout avec les pointes-noires, nerveux, qui mordillent les câbles. Leur petite taille leur permettrait de se faufiler dans le yacht s’ils avaient le malheur de découvrir une ouverture et Peggy tremble à l’idée du saccage qu’ils organiseraient alors. Ils seraient bien foutus de mettre les mannequins en pièces, ce qui réduirait l’intérêt de la visite à néant.

Le halo de la lampe de plongée glisse sur les visages anonymes des danseurs pétrifiés, leur donnant soudain une mobilité illusoire qui met la jeune femme mal à l’aise. Les têtes blanchâtres esquissent des mimiques… Quand elle vient ici avec un groupe, Peggy n’est nullement sensible à l’atmosphère morbide de l’épave ; elle est alors trop occupée à surveiller les vacanciers, mais le malaise s’insinue en elle chaque fois qu’elle nage sur le site en solitaire. Elle a beau s’y préparer, elle finit par succomber à son propre piège, à la mise en scène qu’elle a patiemment élaborée sur sa table à dessin.

 

Alors qu’elle va s’éloigner de la coque, elle tressaille. Il lui a semblé voir bouger les doigts du pianiste sur le clavier, là, dans la salle de bal…

 

« Arrête de t’auto-suggestionner ! pense-t-elle. Ce ne sont que des figurines de plastique. Tu as passé l’âge de jouer à te faire peur. »

Elle n’est pas à une profondeur assez importante pour subir les effets fantasmatiques d’une narcose. Elle décide de traiter l’hallucination par le mépris et se prépare à battre des palmes pour remonter… mais les doigts de la statue bougent encore.

C’est comme si le cadavre pétrifié jouait une symphonie silencieuse à l’usage des poissons. L’effet est terrifiant. Peggy nettoie le hublot avec sa paume et colle son masque contre la vitre. Elle a l’intuition que quelque chose va de travers. Est-elle en train de perdre les pédales ? Cela peut arriver aux plongeurs professionnels spécialisés dans le travail en grande profondeur. Les hautes pressions finissent par leur déglinguer le cerveau, mais elle n’a jamais plongé très bas… ou alors deux ou trois fois. Il n’y a pas grand-chose à voir dans les grands fonds, et l’impression de claustrophobie due à la totale obscurité finit par y devenir oppressante.

Elle doit aller voir. Sur le pont du yacht elle a soigneusement dissimulé une trappe de visite ; elle s’y rend, la soulève et se glisse dans les entrailles de la fausse épave. C’est comme si elle pénétrait dans les coulisses d’un théâtre. Entre les saynètes disposées devant les hublots il n’y a que des couloirs de circulation. Pas de machines, pas de coursives, pas de cuisine. La salle de bal est en réalité une espèce de grande boîte fixée à l’intérieur de la coque. Ce dispositif permet d’effectuer les réparations sans être gêné par l’étroitesse des lieux. Peggy actionne le système d’éclairage sur batterie dont elle use avec modération afin de ne pas l’épuiser trop vite. Aujourd’hui elle a besoin d’y voir clair… Les poissons sont surpris par ce brusque flot lumineux et refluent en désordre. La jeune femme se glisse dans la salle de bal. Elle doit évoluer avec précaution pour ne pas heurter les figurines. La plupart sont aussi grandes qu’elle, et elle n’aime pas les frôler. Sous l’eau, ces pantins qu’elle connaît pourtant par cœur lui semblent hostiles.

« Je suis idiote », pense-t-elle sans parvenir pour autant à se rassurer.

Elle s’approche du pianiste mais les bulles qui s’échappent de son masque brouillent sa vision. L’espace d’une seconde elle a l’impression que la statue blême va tout à coup se lever du tabouret, se retourner, lui arracher son embout ou la saisir à la gorge pour la noyer, là, au fond de l’épave. Elle se sent très seule, et de vieilles terreurs l’assaillent. Des peurs de petite fille. Agacée, les nerfs à vif, elle pose la main sur l’épaule du pianiste. Elle le sent bouger. Elle voit ses doigts s’abaisser sur le clavier.

Elle est sur le point de s’enfuir… puis la raison l’emporte ; elle réalise que le socle de la statue est légèrement déboulonné. C’est à cause de ce jeu que le mannequin s’agite au gré des courants, tantôt s’élevant, tantôt s’abaissant… La vase en suspension a complété l’illusion. Il n’y a pas de fantôme, rien qu’une statue de plastique qui ballotte dans l’eau. Peggy cherche ses outils. Au moment où elle s’apprête à revisser le socle, elle distingue quelque chose dans le pied du pantin. Un tube métallique, gros comme le bras, en acier chirurgical. On l’a glissé à l’intérieur de la statue pour le cacher, mais on a commis l’erreur de mal reboulonner le socle.

Elle s’immobilise. Elle a un mauvais pressentiment. La présence du container semble indiquer que quelqu’un utilise l’épave comme une boîte à lettres. Tout de suite, elle pense à la drogue, c’est l’hypothèse la plus logique. Le yacht est facile à repérer ; de plus, en dehors des visites guidées, personne ne s’en approche. Et puis c’est un décor de plastique, dans lequel on peut se glisser sans danger, ce qui ne serait pas le cas d’une vraie épave.

Inquiète, elle récupère le container, le glisse dans son filet. Sa première idée est de le porter à la police. Elle ne veut pas risquer de passer pour la complice d’éventuels trafiquants. Mais il est toujours dangereux de se retrouver mêlée à une histoire de drogue. Elle ferait peut-être mieux de le laisser là et de faire comme si elle n’avait rien vu ?

Elle hésite. Elle consulte son ordinateur de plongée, il est temps de remonter. Elle achève de revisser le socle du pianiste et sort de l’épave. Le fait qu’on ait justement choisi le pianiste pétrifié (facile à identifier) prouve qu’il s’agit bien d’un rendez-vous entre trafiquants. Cela dure peut-être depuis un bon moment, comment savoir ? Et si la DEA avait déjà repéré leur manège ?

« Les flics des Stups s’imaginent sans doute que je travaille avec les dealers, pense-t-elle en proie à un début de panique, que je prends livraison des colis… que les visites guidées ne sont qu’une couverture ? »

 

Quand elle fait surface, elle est presque certaine qu’elle va se retrouver encerclée par une nuée d’armes automatiques. Heureusement, il n’y a personne. Elle se hisse dans le canot, crache son embout. Une fois débarrassée de ses bouteilles, elle examine l’objet. Un beau cylindre en acier brossé de 30 centimètres de long. Il est hermétiquement fermé, lourd. À l’épreuve des chocs, du feu…

Elle n’ose pas l’ouvrir. Elle pense à une souche bactériologique, un virus mortel…

« Et pourquoi pas un prélèvement organique extra-terrestre ? » ricane-t-elle intérieurement.

Elle finit par empoigner les deux parties du cylindre et les fait tourner en sens contraire. À l’intérieur, emboîté dans un alvéole de mousse haute densité, il y a un petit flacon sans étiquette rempli d’un liquide incolore.

— Merde, murmure-t-elle.

Elle se dépêche de refermer le cylindre. Tout ça pue le trafic de drogue à cent lieues à la ronde. Elle est sur le point de jeter le boîtier par-dessus bord. Elle ne peut s’y résoudre. Mieux vaut sans doute le garder en lieu sûr le temps de prendre une décision ? Elle sait qu’avec les gens de la DEA elle sera immédiatement considérée comme suspecte. D’ailleurs elle a déjà été mêlée à une histoire criminelle, ce qui ne plaide pas en sa faveur.

Elle en parlera à Brandon, dès ce soir. En attendant, elle n’a qu’à cacher le tube en bordure de la plage. L’enterrer au pied d’un palmier.

Elle lance le moteur du canot et file vers la grève. Elle regrette déjà d’avoir ramené le container à la surface. Elle aurait dû le laisser en bas, faire comme si elle ne s’était rendu compte de rien.

Une fois sur la plage, l’embarcation tirée au sec, elle s’isole dans la végétation pour creuser un trou dans la terre avec son poignard de plongée. Puis elle prend un repère afin de pouvoir identifier l’endroit.

Une petite voix intérieure lui souffle qu’elle vient de commettre une erreur dont elle ne va pas tarder à se repentir.

Baignade accompagnée
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